Les intrigues de Sofia Coppola se déroulent souvent à côté de l’histoire. Plus précisément, Sofia Coppola ne cesse d’éloigner le contexte historique et ses protagonistes, à l’instar du peuple de Paris, absent de Marie-Antoinette, qui n’intervient qu’en dernier ressort, ou de la mise à distance de la Guerre de Sécession dans l’intimité du pensionnat pour filles des Proies. Dans Priscilla, le récit s’extrait de l’histoire de la musique et de celle d’Elvis Presley. Les quelques jalons saillants du film – le come-back d’Elvis à la fin des années 1960 – s’intègrent dans un mouvement global, celui des transformations subtiles du temps. Plutôt que l’histoire du King, Sofia Coppola préfère explorer les nuances d’une relation d’emprise.
Selon les mots de sa réalisatrice, Priscilla ressemblerait au roman de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles. Endormie par la vie morose des casernes américaines en Allemagne, Priscilla Beaulieu, 14 ans, fait la rencontre d’Elvis Presley, de dix ans son aîné. Le temps du service militaire d’Elvis, Priscilla noue une relation avec son idole qui, quelques années après son départ d’Allemagne, l’invite à la rejoindre à Memphis dans son domaine. Comme pour Alice, l’entrée dans le pays des merveilles passe par l’ingestion de substances inconnues. Au Eat me, drink me, Sofia Coppola substitue des drogues et il faut être attentif aux doses : un des somnifères très chargés que prend Elvis assomme Priscilla pendant près de deux jours.
Sofia Coppola garde de Lewis Carroll une narration par effets de seuils. Dans le premier mouvement du film, elle multiplie les obstacles qui séparent Priscilla d’Elvis jusqu’à ce que celle-ci habite tout à fait dans son domaine du Tennessee. L’admiratrice devient compagne. Elvis lui-même n’est accessible que dans l’intimité absolue de la chambre, et encore, il s’y montre toujours plus ou moins pervers. La relation d’emprise prend corps dans ces espaces sans cesse barrés qui se dressent face à la jeune fille. Dans ce cadre, la vie d’Elvis lui échappe et, parfois, les commérages l’informent mieux que son mari sur ses liaisons. En quelque sorte, le couple ne cesse de développer la relation parasociale qui lui préexistait. Entre la fan et la femme, il y a un continuum noué autour de la fascination qu’exerce Elvis. Surtout, comme toute admiratrice, Priscilla n’a que la presse pour entrer dans la vie d’Elvis lorsqu’il est absent alors que l’entourage du “King” l’accompagne dans ses déplacements. En restant “garder le foyer”, selon les mots d’Elvis, Priscilla est exclue de sa vie, comme l’un des innombrables meubles laissés dans le domaine de Graceland.
En bon coming-of-age movie, Priscilla entremêle cette emprise avec un mouvement d’émancipation. En rencontrant Elvis, Priscilla s’extrait de sa condition de fille, soumise à ses parents, et de celle d’average girl. À l’émancipation féminine se joint le parcours de transfuge de classe comme le présagent les longues scènes de shopping. Lors des essayages, la débauche de vêtements et de luxe se heurte aux vues bien spécifiques de son compagnon. Elvis modèle Priscilla selon une vision essentialiste de la femme idéale. Il lui offre de petits pistolets dorés alors qu’il arbore d’énormes revolvers à la ceinture. En somme, Priscilla, en croyant s’émanciper, troque le patriarcat, la domination d’un père militaire, pour le machisme, le couple avec un homme qui la réifie sans cesse.
Plus précisément, la liberté qu’Elvis offre à Priscilla se déploie au sein d’un nouveau schéma de domination. Priscilla est choisie parmi toutes les femmes – religieuses comprises – électrisées par Elvis. Cette élection va de pair avec son anonymisation. Il faut attendre le 1er mai 1967 pour que la relation soit officialisée à travers leur mariage très médiatisé. En ce sens, Priscilla ne passe jamais de l’autre côté du miroir. Elle n’a d’ailleurs pas d’autre relation qu’Elvis, interdite d’avoir des amies, empêchée de sympathiser avec les employées du King. Priscilla, personnage doublement impuissant, est dépossédée de sa vie publique mais aussi de son corps. Elvis ne finit par accepter de coucher avec Priscilla qu’après le mariage. Jusqu’alors, leurs seuls ébats se résument à des séances de photographies érotiques lors desquelles Priscilla enfile diverses tenues (infirmière, maîtresse d’école). Priscilla devient l’image d’un fantasme stéréotypé à laquelle se superpose la conception bien spécifique qu’a Elvis des différences de genre. Quand, à la fin de cette séquence, Elvis et Priscilla font une bataille d’oreiller, le rockeur finit par violemment rejeter sa compagne sous prétexte que, si elle frappe trop fort, elle n’est plus féminine. La perte de sa féminité devient cruciale dans la relation de Priscilla avec Elvis qui la modèle à son image mais refuse que son corps s’altère : pour cette raison, il envisage même de la quitter pendant sa grossesse.
À la domination d’Elvis sur Priscilla, s’adjoint celle de l’industrie musicale sur le couple. Le « Colonel » Parker, impresario d’Elvis, qui n’apparaît jamais, est toujours mentionné mais jamais montré : on devine en filigrane qu’il contrôle de loin les actes de son protégé [11] [11] Elvis (2022) de Baz Luhrmann se concentrait d’ailleurs presque exclusivement sur la relation entre Elvis et le Colonel Parker. . Elvis lui-même disparaît lorsqu’il travaille. Le show-business étant, à de rares exceptions près, absent, le film se cantonne au seul foyer. Quand Elvis reste longtemps à la maison, c’est que sa carrière bat de l’aile, que sa musique ne plaît plus. L’incontinence professionnelle d’Elvis se répercute alors sur la sphère domestique. Elvis est à ranger au nombre de ces protagonistes qui n’ont pas de prise sur leur destin, soumis à la contingence des goûts et de l’industrie.
Comme les cachets d’amphétamines et de somnifères qu’ils ingèrent, le couple d’Elvis et de Priscilla suit des pulsations antagoniques. Quand Elvis tourne (à Hollywood et en concerts), Priscilla erre dans un décor désolé. Le montage ne s’accélère qu’en présence de son mari et de sa bande d’amis et de musiciens. Sofia Coppola centre donc son récit sur ce que les autres films biographiques évacuent : la durée. D’une part, les ellipses concernent bien plus les jalons de la vie d’Elvis Presley, ses tournées phares ou ses grands moments médiatiques et le film s’axe donc autour de moments de creux. D’autre part, le rapport au temps long permet à Sofia Coppola d’appréhender toutes les nuances des dialogues et des échanges. En évitant les coupes dans les scènes, Sofia Coppola jauge les changements de comportement d’Elvis, ses altérations de voix et les moyens que Priscilla a de s’y opposer. La durée donne la relation telle quelle, développant du même coup une véritable écoute de la part du spectateur. Quand Elvis dévalorise Priscilla, c’est au milieu d’un flot continu de paroles. Dès leurs premiers échanges, la durée permet de mesurer le malaise : celui de la fascination de Priscilla et des maladresses de séduction d’Elvis.
Paradoxalement, en introduisant la chair de l’histoire, Sofia Coppola dépossède ses personnages de leur corporéité. Dans les premiers plans du film, Sofia Coppola alterne des inserts sur les bibelots impeccablement lustrés du domaine d’Elvis et des gros plans sur les yeux de Priscilla qu’elle farde de noir. Le film précise immédiatement la conformation de Priscilla à l’univers rococo et inaltéré qui l’entoure. Or, on apprend plus tard que c’est Elvis qui, comme toujours, lui avait recommandé ce maquillage. Par ailleurs, en quatorze ans, Elvis ne vieillit pas. On le quitte en 1973 sans le voir bouffi par la drogue, l’alcool et la nourriture. Tout juste change-t-il de coiffure, passant de la banane des années 50 au mulet des années 70. A contrario, Priscilla mûrit. Son corps change, ses traits s’affinent si bien que nombreux sont ceux qui se demandent si l’actrice n’a pas changé à la fin du film. Face à l’image virginale d’Elvis, Priscilla est affectée par le temps. D’ailleurs, le monde d’Elvis n’affronte jamais le vieillissement : comme des mannequins, les personnages qui peuplent son domaine restent figés, plastifiés. Elvis apparaît comme un enfant, toujours flanqué de sa bande de musiciens avec qui il joue et de figures familiales qu’il ne quitte jamais. Dans le visage immaculé d’Elvis, se retrouve finalement la chaîne qui retient Priscilla. Mise au ban de l’histoire et du monde, elle garde l’image qu’elle a de l’homme qu’elle a admiré, ignorant la beatlemania et la ringardise de son mari. La musique d’Elvis ne prend d’ailleurs jamais le dessus dans le film. Elle est comme oubliée dans l’idolâtrie d’une figure passée. Hormis quelques séances d’écoute intégrées au récit, seul un réarrangement au piano de Love me tender apparaît dans la bande-son quand Priscilla attend des nouvelles d’Elvis après son départ d’Allemagne. De même, les concerts s’ouvrent par un lever de rideau mais on ne voit jamais Elvis chanter.
Çà et là, on lit qu’à la fin du film, Priscilla se muerait en icône. Au contraire, le subtil iconoclasme de Sofia Coppola vient de la façon dont elle confronte les idoles aux ravages du temps long. Dès les premiers dialogues entre les personnages, elle met en échec l’aura d’Elvis aux yeux du spectateur, personnage tout à fait inintéressant et maladroit, et dont le pouvoir de séduction n’opère que grâce à sa célébrité. Les personnages de Sofia Coppola fuient la contingence, incapables d’avoir prise sur le cours des choses. Les illusions qu’ils se forgent résultent de cette incontinence. Dans le vide et le refus de la durée, se loge la perversion.