Aux dernières nouvelles, Scarface passait « on repeat » sur l’écran plat qui trônait dans la chambre d’Alien, le gangster blanc de Spring Breakers. Marchandise parmi les marchandises, fétiche parmi les fétiches, le film de Brian De Palma se retrouvait prisonnier d’une accumulation délirante de signes envahissant aussi bien les murs que le lit – mitraillettes, nunchakus, parfums Calvin Klein, baskets Nike, etc. Repris et parodié par tous les rappeurs du monde, ses répliques leur servant de mantras, Scarface était promis au destin, sordide, d’un clip : passage en boucle de ce qui n’a même plus besoin d’être regardé, pour avoir été trop vu. Le fond de « visuel », de clichés, sur lequel s’élèvent toujours les films de De Palma, aurait ainsi pris sa revanche, recouvrant tout, submergeant la part critique et tragique du film, ramenant les eaux tourmentées dans lesquelles baignent les personnages à la surface immobile d’un poster plastifié. La ressortie conjointe de Scarface et de L’Impasse (Carlito’s way), tourné avec le même Al Pacino dans le rôle-titre, confirme les liens évidents entre les deux films. Idée commerciale (de l’agent de Pacino, Martin Bregman), moyen de se renflouer pour le réalisateur (après l’échec de L’Esprit de Caïn), film-anniversaire, sans doute, mais aussi réflexion mélancolique sur le destin des images. Car avec L’Impasse, De Palma s’emploie bien, en se situant volontairement en-deçà de la flamboyance initiale, dans une retenue qui confine même au classicisme, à désamorcer à la fois la fétichisation de la violence et la pétrification iconique qui, en une décennie, a frappé son Scarface. Et, pour rompre l’effet de fascination, il n’y a qu’un moyen : interrompre le flux, s’arrêter. L’Impasse s’ouvre sur ce geste paradoxal, qui consiste à fermer les yeux pour briser l’enchaînement fatal des actions et des réactions, et commencer à voir.
Il ne faudrait néanmoins pas jouer un film contre l’autre, et les inscrire d’emblée dans un système d’oppositions binaires : excès contre épure, vulgarité contre sobriété, grotesque contre bon goût. Chacun, donnant une forme narrative à un mythe américain dont il montre la nature illusoire (la ligne ascendante brisée du self made man, la spirale emportant celui qui voulait une seconde chance), devient la chambre d’échos de l’autre, l’accueillant pour composer un tableau plus complexe et fracturé. L’ascension et la chute de Tony Montana, l’exilé cubain, et l’impossible échappée de Carlito Brigante, le roi déchu, travaillent de fait une même matière profondément depalmienne, bien que sans doute sous une forme plus discrète que les films des années 1970, les rapports du corps et de l’image. Films en miroir, qui portent eux-mêmes en leur cœur un effet de réflexion : image à venir, image passée, que ni Montana ni Brigante ne tolèrent et qui causera leur perte. C’est, dans Scarface, le bedonnant Frank Lopez, qui règne en père tranquille sur le commerce de la drogue à Miami. Affable, rigolard, faisant profil bas. « Trop doux », dira de lui Montana, avant de prendre sa place et sa femme cocaïnomane, incarnée par une Michelle Pfeiffer anguleuse et diaphane, dont le corps toujours oscille entre la brisure et l’évanouissement. C’est, dans L’Impasse, Benny Blanco, jeune gangster aussi révérencieux qu’ambitieux dans lequel Brigante ne veut, malgré les dires de ses amis ou employés, définitivement pas se reconnaître. Montana ne veut pas devenir Lopez, Brigante ne veut pas avoir été Blanco. La place que tous souhaitent pourtant occuper (Brigante, bien que voulant s’échapper, ne cesse de se vivre comme le dernier témoin d’un âge d’or), est la même, celle du chef. Et celle-ci ne se donne ni se cède, elle se prend.
Image du pouvoir et pouvoir de l’image, dira-t-on pour godardiser un peu. Là est le nœud du drame dans bien des films de De Palma, jusqu’au récent Passion. Car, pour diriger, c’est-à-dire contrôler les images, que ce soit depuis les écrans de surveillance ou de derrière les stores de son bureau, le chef ne doit précisément pas avoir d’image (ainsi du Mabuse de Lang et d’un de ses avatars depalmiens les plus exemplaires, Swan, dans Phantom of the Paradise). Centre invisible, point à partir duquel chacun trace son orbite, rayonnant d’autant plus qu’il n’est que le produit de la force qui lui est accordée par fantasme, par projection. Se faisant chair, le chef se fait inconstant, faillible, mortel. En tant que modèle, il ne peut déroger à son image, à ce qu’elle est censée être pour se maintenir telle dans le regard de l’autre. En permanence, celle-ci doit se soustraire à la vie pour soutenir une posture – identique en cela au portrait en pieds que Montana installe dans son vestibule dès qu’il acquiert son statut de roi de la drogue. Scène, bouleversante, dans L’Impasse, où un face-à-face, s’achevant par un champ-contrechamp quasi-frontal, fixe le destin de Brigante : laissant à Blanco l’occasion de plonger son regard dans le sien et de découvrir l’être sous la légende, Brigante se condamne à la mort. Mouvement tout aussi émouvant dans Scarface, qui voit Montana passer du séducteur hâbleur et énergique (la scène, très drôle, où il séduit Pfeiffer chez un concessionnaire automobile) à l’épave rabougrie, affaissée, constamment sur le point de glisser sous son bureau, comme s’il ne supportait plus, à moins de plonger dans la cocaïne comme à une source, de porter le poids de ses initiales partout gravées, à la fois emblème du pouvoir et marque déposée (« TM », trade mark). Si Montana s’entoure de statues d’inspiration romaine, il n’en aura jamais le maintien, la souveraineté : le corps ploie constamment sous l’image qu’il doit renvoyer. Sa chute est d’ailleurs encore affaire de chair. C’est parce qu’il ne supporte pas de laisser tuer une femme et des enfants, lui qui ne parvient pas à en avoir, qu’il enclenche le mécanisme des représailles qui lui seront fatales.
La part tragique de ces films ne naît pas d’autre chose que de la persistance d’une illusion : personne n’est prêt à abandonner une place qui n’existe pas, un statut qui ne saurait en réalité être incarné. Le pouvoir est relations, non substance. A désirer l’incarner, on en trace les contours, on lui donne une silhouette, on en fabrique un costume que quelqu’un finira toujours par trouver mieux taillé pour lui. Le pouvoir pour De Palma ne peut se manifester durablement que selon deux modes : la non-image (à la Swan, qui tient son pouvoir de manipuler l’image des autres sans jamais offrir la sienne) ou le cliché. L’une, parce qu’elle est inaccessible, et l’autre, parce qu’il est immobile, sont propres à imposer leur rayonnement, à susciter désir et fantasme. Toile peinte qui figure un Miami idyllique au crépuscule dont les deux immigrés cubains sont d’abord exclus, avant de se trouver pris dans des fonds contaminés par le cliché, que ce soit à travers les transparences (dans les scènes de voiture), les séries de miroirs, ou, plus iconique, lorsque Montana abat Lopez, le papier au motif de palmiers. Images fixes, images mortes, images de mort – images du rêve américain qui n’est, De Palma le dit de film en film, que cliché. L’Impasse n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une rêverie, prenant forme de rétrospection, suscitée par un panneau publicitaire. « Escape to Paradise », affiche-t-il, vantant les mérites d’une agence de voyage. La troublante mélancolie du film vient bien de ce geste qui vise à mettre en mouvement l’image abhorrée, le pur mensonge qu’est la publicité, la replongeant, au moment où Brigante agonise, dans le flux de la vie. En témoigne la voix-off du personnage principal qui, sur les mêmes plans (l’image s’étant colorée entre temps), en début et en fin de film, s’est chargée du temps re-vécu, de l’expérience re-sentie. L’image perd son unité factice, sa plénitude de rêve. Scindée par ce retour, s’ouvrant comme une plaie, elle se donne ainsi également comme chair, dans sa dimension mortelle. Revivre n’est pas répéter, mais mourir. Personnages et films échappent au cliché qui les guette. Pas plus Montana que Brigante ne sont « on repeat ». Pour peu que l’on ferme les yeux et qu’on les regarde.