Rarement récompensée, Claire Denis le fut doublement en 2022. D’abord à Berlin, d’un prix de la mise en scène pour Avec amour et acharnement, puis à Cannes, où Stars at Noon rafla le Grand Prix. Mais ces sacres tardifs, au lieu d’honorer une cinéaste explorant des territoires toujours plus escarpés, honorèrent des produits festivaliers, au style prisonnier de sa propre caricature. Après la coquille trop pleine qu’était Avec amour et acharnement, point terminal d’un cinéma d’auteur criard et bourgeois que la réalisatrice semblait pourtant avoir esquivé jusqu’ici, voici son envers vide. Ce triste Stars at Noon, qui sort plus d’un an après sa présentation cannoise, s’il n’est pas le désastre annoncé, ne ressemble à rien d’autre qu’à une pâle copie des errances corporelles de son cinéma, de Beau Travail à J’ai pas sommeil. Ne reste de ces étoiles supposées scintiller à midi, de ce thriller érotique devant briller plus fort que le soleil, qu’une bluette qui se rêve en passion dévorante. Donnant l’impression que Claire Denis, en particulier avec ces deux longs-métrages, ne trouve plus de corps conducteurs, adéquats. Ne sait plus capter ces astres qui percent et se consument à l’écran.
La romance à laquelle se rive le film est celle entre Trish (Margaret Qualley), pseudo-journaliste bloquée au Nicaragua, se prostituant pour se payer un passeport, et Daniel (Joe Alwyn), voyageur Anglais taiseux. Elle accoste ce dernier au bar de son hôtel, rejouant sous des airs de fausse ingénue l’éternelle drague façon James Bond. Rapidement, la séduction laisse place aux affaires : s’il paye tant, elle couche avec lui. À peine le dialogue s’évanouit-il que le plan suivant les projette sur le lit, dans une étreinte où les corps se mêlent, se confondent et s’affrontent. Jusqu’à laisser, sur le dos trop blanc de l’Anglais, des marques rouges. Trish trouve, au-delà d’une aide pour quitter le pays, une surface où imprimer son irrévérence fiévreuse. Dans une des premières séquences, couchant avec un sous-lieutenant (Nick Romano), elle détourne son visage du militaire en rut qui, comme à l’opposé du cadre, s’imagine lui donner du plaisir. Lassée, elle lui tire les cheveux pour le sommer de finir. En deux séquences, par sa seule volonté, soulignée par la coupe franche du montage, la voilà qui ne subit plus mais désire, passe de la fadeur à la jouissance. Celle que laisse la trace rouge de sa main.
Le spectateur devrait prendre pour acquis le supposé torrent passionnel auquel il vient d’assister, suivre aveuglement ce « je ne sais quoi » qui dépasse les principaux concernés. Il y a là une forme de paresse dans l’écriture, dans sa manière de construire des figures en les renvoyant constamment à cet orgasme premier, et qui dissout l’impétuosité et la fougue de son héroïne. L’empreinte sur le dos retourne rapidement dans les limbes d’un récit qui privilégie l’abscons à la consistance, le programmatique à l’expérimentation. Stars at Noon est une ligne horizontale qui déroule son scénario piétinant, fait d’allées et venues (partiront, partiront pas?) et d’infimes secousses (menaces policières, voiture incendiée). Face au vide de ses personnages, il n’offre que des bavardages, des dialogues qui ne cessent de rabâcher l’importance de Daniel, plus qu’il n’y paraît, et l’attachement inconscient de Trish pour celui-ci. Il suit son protocole, comme il se conforme aux protocoles sanitaires (masques, gel hydroalcoolique), qui s’inscrivaient déjà péniblement dans Avec amour et acharnement. Il n’est d’ailleurs pas hasardeux que le passage le plus sous tension soit l’interminable test PCR passé par Trish aux abords de la frontière costaricaine. Cette façon de suivre une feuille de route ne peut faire du Nicaragua qu’un décor parmi tant d’autres, où les locaux ne sont que des faire-valoir pittoresques. L’ensemble est assez éloigné, par exemple, des fictions africaines de la cinéaste (Chocolat et White Material), qui liaient véritablement trajectoires intimes et ambivalences coloniales. Les protagonistes macéraient dans leurs contradictions, gangrenés par un vortex de plus en plus puissant. Stars at Noon ne s’approche jamais de ses propres gouffres, comme s’il avait mieux à faire, c’est-à-dire s’adonner à un prétendu jeu de faux-semblants joué d’avance. Rien ne vibre à et sous la surface des corps, pas même une once de mystère.
« Tu es tellement blanc. J’ai l’impression d’être baisée par un nuage ». Cette réplique ridicule, murmurée par Trish à Daniel lors de leur première nuit, incarne bien cette profondeur de façade. Le film pourrait être un thriller transformant ses péripéties brumeuses en labyrinthe obsédant, à la manière d’un Grand Sommeil dont même Hawks ne comprenait plus tout à fait l’intrigue. Les incessants passages du couple par la porte de derrière de la chambre de Trish, participent d’une volonté de se détourner des conflits géo-politiques, dont on se désintéresse rapidement, pour leur substituer une échappée charnelle. Mais ayant pour centre de gravité du vide, le nuage incarné par Joe Alwyn (aux regards pourtant si bouleversants dans Un jour dans la vie de Billy Lynn) devrait redoubler d’épaisseur. Or, Daniel, et par ricochet le film, n’est qu’une silhouette qui, à peine apparue à l’écran, s’évanouit entre nos doigts. Un cumulus défilant lentement, au teint et au costume trop blancs, simplement chargé de sa voix chaude. Et c’est pour cela que les sentiments éprouvés par Trish, pendant plus de deux heures, ne peuvent avoir prise sur quoi que ce soit, ne peuvent jamais tendre vers une véritable incarnation.
On pense, à de rares moments, qu’un frisson pourrait surgir de cette cavité. Pour ainsi éclaircir le ciel voilé. Dans une boîte de nuit déserte, baignant dans des spots violets et la langoureuse chanson éponyme des Tindersticks, l’Anglais rejoint Trish, l’enlace alors qu’elle l’imaginait parti. De nouveau, c’est l’ambiance qui a valeur d’absolue et prime sur l’écriture. Ce qui ressemble plus à une scène de La Boom est incapable de s’élever au niveau de la marque rouge initiale, qui renvoie ce slow au roman-photo dans lequel prennent place d’autres instants d’intimité partagée. De l’impulsion initiale de Trish, il ne reste que peu de choses, seulement des cris d’adolescente face à des habitants ahuris. Ce numéro d’histrion, ce caprice amoureux qui ne se départit jamais de son sérieux, fait plus office de somnifère que de défibrillateur. Il achève de faire de Stars at Noon non pas une plongée nicaraguayenne suave et retorse, mais un soap opera aux accents de telenovelas.