David Lynch 1946 – 2025 (4)

Seul sur le seuil

par ,
le 29 janvier 2025

And I’ll see you

And you’ll see me

And I’ll see you in the branches that blow

In the breeze

I’ll see you in the trees

I’ll see you in the trees

Under the sycamore trees

Sycamore Trees, chanson écrite par David Lynch et composée par Angelo Badalamenti, interprétée par Jimmy Scott dans le dernier épisode de la deuxième saison de Twin Peaks.
Twin Peaks : The Return, Mark Frost et David Lynch, 2017

Au contraire de certains camarades d’études, pour qui Eraserhead, Inland Empire ou, évidemment, Mulholland Drive furent des chocs premiers, fondateurs, David Lynch n’a jamais été mon cinéaste absolu. C’est au fil des années qu’il est devenu une évidence – il fallait vieillir, ou grandir, pour en saisir pleinement la mélancolie. Alors qu’on le savait pratiquement condamné par son emphysème, l’annonce de sa disparition m’a fait l’effet d’une drôle d’absence, et m’a rappelé celle du chanteur Christophe (dans les alentours d’un Covid qui n’en était pas la cause première), autre ermite insaisissable, quelque chose de l’ordre du vieillard sage et enfantin. Elle fut sans doute difficile à intérioriser car, au contraire de ses films (aucun long-métrage après Inland Empire ; que serions-nous devenus si Twin Peaks : The Return n’avait pas existé?), sa présence ne cessait de produire de nouvelles formes : que cela soit à travers un magnifique portrait-documentaire (The Art Life, 2016), une apparition lumineuse et enfumée (John Ford dans The Fabelmans, 2024) et, surtout, par le biais de ses bulletins météos, matériau parfait pour des memes cinéphiles – la persona Lynch était mystérieuse mais surtout comique, dès son rôle de Gordon Cole vociférant dans Twin Peaks.

Dans les débuts de ma jeune cinéphilie, un grand film se mesurait en fonction des larmes. Je me suis donc rapidement confronté à Elephant Man, à la peur de cet enfant blessé – lire, à ce propos, le merveilleux texte de Serge Daney, où il décrivait la révélation du visage de John Merrick ainsi, « [Le spectateur] le voit – vraiment – pour la première fois, mais ce qu’il voit aussi c’est que le monstre censé lui faire peur a peur lui-même. C’est à ce moment là que Lynch libère son spectateur du piège qu’il lui a d’abord tendu (le piège du « plus-de-voir »), comme s’il lui disait : ce n’est pas toi qui compte, c’est lui, l’homme-éléphant ; ce n’est pas ta peur d’avoir peur que je veux manipuler, c’est sa peur de faire peur, la peur qu’il a de se voir dans le regard de l’autre. Le vertige change de camp » [11] [11] Daney, Serge, “Le monstre a peur”, Cahiers du cinéma, n° 322, avril 1981, p. 33. . L’émotion fut grande, le cri de John Merrick pour sauver son humanité dans les pissotières d’une gare résonna, mais les plans se sont perdus dans la mémoire des premiers visionnages cinéphiles. C’est plus tard, en le redécouvrant, que tout s’est déplié avec clarté : la défiguration plastique maternelle, un corps rejeté dans l’ombre, les larmes d’Anthony Hopkins, l’ultime sommeil, etc. John Merrick, cette présence impensable aux yeux du monde, qui récite pourtant des psaumes et boit le thé comme un aristocrate anglais, et finit acclamé un soir au théâtre. À cet étrange effet de normalité qui l’enveloppe et le dissout, il oppose un retrait, une maquette, une mort ; portant désormais en lui une précieuse marque d’amitié. Comme Une histoire vraie, lui aussi abusivement taxé de classicisme, Elephant Man se conclut sur un ciel étoilé. La maestria obscure et délirante d’un Mulholland Drive ou d’un Inland Empire ne doit pas faire oublier à quel point ces deux films « naturalistes » sont pleinement lynchiens, cosmos indispensables où reposent des cœurs apaisés.

Twin Peaks : The Return, Mark Frost et David Lynch, 2017

David Lynch aura été le grand cinéaste des seuils, du passage du réel à sa doublure cauchemardesque. Pas simplement une alternance, un simple déplacement vers le surréel : les nuits dans l’appartement de Blue Velvet, la boîte de Mulholland Drive, le couloir de Lost Highway, etc. ; cette façon, à peine perceptible, d’être happé. Un art qui explose avec Twin Peaks et sa Red Room/Black Lodge. Quand j’ai découvert la série, et son premier épisode qui se concluait justement dans cette pièce avec la rencontre « rêvée » entre Dale Cooper, Laura Palmer et l’Homme venu d’ailleurs, à la fois terrifiante et d’un comique inégalable, je n’avais qu’une envie c’était de plonger éternellement dans cette doublure, dans la peur. Les acmés terrifiques de Lynch se situent précisément dans le brouillage des seuils, quand la perte de repères est totale et que tous les niveaux se superposent, que le rêve ou le cauchemar sont là, prêts à surgir derrière un mur (dans la fameuse scène du diner de Mulholland Drive, mourir de peur au sens propre) ou une face (Sarah Palmer qui ôte son masque-visage pour laisser apparaître un démon dans The Return). Les sycomores – à entendre sick amor – pourraient en être le point de convergence ultime, porte d’entrée vers la Black Lodge, son rideau rouge se superposant aux arbres décharnés. Il n’y a pas à monologuer sur le pourquoi du comment, sur la logique des règles régissant cette doublure, soliloques cinéphiles fumeux. C’est un état de fait qu’il s’agit d’affronter. Laura Palmer n’essaye pas de comprendre pourquoi elle est projetée dans le tableau qu’on lui a offert. Elle ne cherche qu’à faire face à la terreur. Et comme beaucoup d’héroïnes lynchiennes, elle en hurle, elle lutte, elle en crève. Les larmes se mettent alors à errer dans le cauchemar, plus seulement au pays des vivants (les pleurs de Donna dans le pilote de la série). La fin de Fire Walk With Me vaut à ce titre comme prière pour une ange déchue, morte d’avoir hurlé en vain. Elle disparaît dans un entre-deux mondes, avec la même émotion que John Merrick.

The Return fut une conclusion déchirante car justement il s’agissait de sauver Laura Palmer, de sauver tout le monde. Ce fleuve de dix-huit heures n’était qu’une série de retrouvailles, à la fois endeuillées (la quasi-disparition à l’écran de Catherine Coulson, la femme à la bûche) et enamourées (la romance concrétisée entre Ed et Norma). Si Twin Peaks fut une découverte solitaire quelques années auparavant, ahuri et abandonné dans le cauchemar de sa non-fin, la saison trois s’est vécue avec les autres. The Return fut véritablement un moment collectif, un cheminement partagé pour mieux essayer de comprendre ; non l’intrigue mais ce qui se déroulait sous nos yeux, savoir si cet objet hallucinant, à la fois synthèse et recommencement, fusion sublime des visions plastiques et burlesques de Lynch, était bien réel. Après quelques épisodes, une fois Dale Cooper relâché de la Lodge pour mettre hors d’état de nuire son incontrôlable doppelgänger, un plan est venu trancher dans la sidération : Dougie (Dale Cooper reset, corps idiot et enfantin), les bras pleins de dossiers, fixant les pieds d’une statue, ne sachant quel chemin emprunter pour rentrer chez lui. Et si tout cela restait lettre morte ? Et si Cooper ne rentrait jamais, restait là à fixer le monument ? En un plan, une chape de solitude s’abattait. Et l’horizon d’une libération n’en est devenu que plus beau, stimulant, nourri des décharges comiques du personnage extraordinaire qu’est Dougie. Alors oui, The Return nous a tous sauvé, a sauvé Laura, mais la tâche était trop dure, nous obligeant à poursuivre notre errance dans une dimension inconnue. Et peut-être davantage encore que le cri final de son héroïne, il y a ce générique, cette obscurité de laquelle jaillit le plan d’une confession : Laura qui murmure à l’oreille de Dale, comme vingt-cinq ans plus tôt. Mais est-ce la même confidence ? Le visage de Cooper est complètement apeuré, le nôtre également – comme après cet épisode qui se concluait dans un embouteillage, avec une femme hurlant au volant de sa voiture. Lui dit-elle autre chose que le nom de son meurtrier ? Lui dit-elle que son geste ne servira à rien ? Ou pire encore, que le cauchemar a contaminé chaque parcelle de notre réel ? Une seule certitude : ils pourront se retrouver sous les sycomores.

Pour D.A.

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